Une feuille vole

par Isabelle Brichard (Saint-Amand)


Une feuille folle, vole, vole, vole, une feuille folle vole dans le vent. Une feuille folle vole et virevolte, une feuille folle vole dans le vent.

Une feuille, d'une branche s'est élancée, une feuille ne peut se retourner.

Une feuille vole, elle ne sait pas pourquoi. Une feuille ! Est-ce qu'elle s'arrêtera?

Une feuille, à la rafale s'est mêlée, une feuille aime à tourbillonner.

Une feuille engage la course avec moi. Une feuille ne va pas tout droit !

Une feuille, frêle, fine comme un fétu, une feuille s'élève dans les nues.

Une feuille que le monde a émue, une feuille, dans le vent, évolue…

 

Il était une fois une feuille, une feuille d’arbre, une feuille d’arbre dans un arbre. Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire me direz-vous. Et vous auriez tout à fait raison. Et pourtant, bien que la plupart du temps il n’y ait pas lieu de faire toute une histoire autour de certaines choses, il se trouve néanmoins que certains sont habiles à chercher des histoires là où cela n’en vaut pas la peine.

 

Quoi qu’il en soit, il y a bien une histoire autour de cette feuille.

 

Car voyez-vous, tout part du fait que cette feuille, a peine sortie du bourgeons duveteux où tout l’hiver elle s’était gentiment préparée à éclore au beau milieu d’un superbe arbre vert émeraude, cette feuille se révéla être rousse. Rousse ! Vous rendez-vous compte ? Il faut bien le dire, une feuille rousse rarement pousse sur un arbre vert, c’est un mystère. Et comme on peut s’y attendre, cette feuille rousse fait tache, là, toute seule au sein de ce superbe dégradé de vert. De plus, quand il prend à un malicieux rayon de soleil de taquiner l’audacieuse, on ne sait par quelle alchimie elle se met à flamboyer, scintiller, rayonner quoi.

 

Ce phénomène ne passe pas inaperçu, et certains promeneurs ne manquent pas d’interrompre soudain leur balade, frappés par un rayon de soleil qui a fait ricochet sur l’or de la feuille rousse. Tous s’étonnent. Certains, confondant les couleurs chatoyantes de la feuille avec celles qui indiquent le signe d’une putréfaction précoce, se détournent, dégoûtés. D’autres, en revanche, sont émerveillés par la beauté et la rareté de la feuille. Un enfant a même éclaté de rire devant ce phénomène, et il est heureux pour la rousse qu’elle ait été hors d’atteinte, car plusieurs ont essayé de la cueillir pour se l’approprier. Qui sait ce qu’elle serait devenue !

 

En tout cas, tout ceci ne plait absolument pas aux feuilles vertes ses voisines qui se sentent totalement éclipsées par l’effrontée, vertes feuilles qui sous le soleil, arrivent tout au plus à renvoyer une froide lueur argentée. Alors celles-ci, d’un accord tacite, s’efforcent par tous les stratagèmes possibles et imaginables, de répudier l’indésirable. Et c’est à qui lui cachera le soleil en lui faisant écran, la lacérera de son tranchant lors des grands vents, lui coupera la sève en se gavant en amont, la noiera sous la pluie en s’écoulant sur elle, la dessèchera en l’exposant au soleil brulant, la niera en lui tournant le dos.

 

Tant et si bien qu’à force d’être bousculée, secouée, harcelée, violentée, isolée par ses vertes sœurs, notre feuille rousse décide, un beau matin d’été, de quitter la branche qui l’a vu naître.  

 

  Elle profite d’un orage de saison pour se détacher et s’élever dans l’azur tourmenté. Son petit cœur de feuille frêle bat la chamade alors qu’elle ne sent plus l’attache qui la reliait à sa branche. Autour d’elle c’est tout un univers étranger et déchainé qui se déploie et la feuille passe tour à tour de l’émerveillement à la plus grande frayeur. Alors qu’elle survole un pré aux fleurs couchées sous la tempête, la foudre soudain frappe un grand chêne, roi de la prairie, et notre feuille horrifiée assiste à l’agonie dans les flammes de tout un univers.

 

Mais heureusement un orage est fait pour passer. Durant les jours et les semaines qui suivent, c’est un périple extraordinaire que vit la petite feuille. Le jour, sous les rayons d’un doux soleil et portée par le vent d’altitude, la feuille rousse survole des plaines au damier coloré par les cultures, des forêts denses lacérées par des ruisseaux aux parcours sinueux, des villes grises recouverte d’un brouillard étouffant… la nuit, la petite rousse pense avoir atteint les confins de l’univers ! C’est qu’elle n’a jamais été aussi proche des étoiles… De temps en temps le vent capricieux la dépose au bord d’un ruisseau chantant ou au sommet du clocher d’une église, puis la reprend au passage. Des jours et des nuits se passent ainsi, rivalisant de merveilles. De découverte en découverte, c’est au bord d’une source que le vent déposa délicatement notre amie, un après-midi de septembre. Il n’est plus question de belles couleurs chatoyantes, car la petite feuille, burinée par le vent, la pluie, le soleil, laminée par les grains de poussière, picorée de-ci de-là par quelque oiseau curieux, est usée, fatiguée, mais comblée. Et c’est là qu’elle s’endort de son dernier sommeil pour rejoindre enfin le limon fertile.

 

Et qu’en est-il de ses sœurs vertes qui sont restées sur leur arbre ? Au moment où la rousse s’endort pour ne plus se réveiller, elles sont toujours bien attachées dans leur petit univers. Jamais elles n’avoueront que, bien souvent, elles pensent à l’audacieuse, car le vent, ce sacripant, ne manque pas de leur narrer ses aventures et certaines, colorée par la jalousie, en verdissent davantage. Pourtant aucune n’ose se lancer. D’autres, la majorité, crient à la folie, convaincues qu’il est bien mieux de préférer la sécurité de leur arbre, que c’est un devoir même, qu’arriverait-il si toutes prenaient le même chemin ? Et puis, sincèrement, n’est-on pas plus tranquille depuis que cette fauteuse de trouble a disparu ? Allons, n’y pensez plus !

 

C’est donc bien à la l’abri de l’arbre, nourries par sa sève généreuse qu’elles lui échangent contre du sucre, que l’été passe pour les feuilles, agrémenté par les chants des oiseaux, inquiété de temps à autre par quelques rafales intempestives, mais sans crainte du lendemain.

 

Mais voici qu’un matin d’octobre, stupéfaction : trois feuilles sur l’arbre, très embarrassées, présentent des nuances d’ocre, le lendemain il y en a dix, quelques jours plus tard c’est l’arbre entier qui flamboie de toutes les nuances d’orange. En quelques semaines, ce sont des centaines de feuilles rousses qui tourbillonnent et tombent au pied de l’arbre, ou un peu plus loin. Et comme la petite feuille rousse, elles s’endorment enfin et retourneront au limon qui nourrira l’arbre.

 

Et je sais, par le vent qui me l’a soufflé, que quelques-unes d’entre-elles ont eu le cœur serré en pensant à leur sœur rousse qui, partie beaucoup plus tôt, aura vécu tant et tant de riches, belles et terrifiantes aventures.