Terreur dans notre région pendant les années 1430 : la bande de Tristan de Morialmé
par Jean Pierre Paul Bovy, édité en 1838 – texte original (0)
Jacques, seigneur de Morialmé (aujourd’hui une section de la commune de Florennes, ndlr), proscrit depuis 13 ans, avait obtenu de
l’Évêque un sauf conduit pour rentrer à Liège ; mais les magistrats, par cela seul qu’ils n’avaient pas été consultés, emprisonnèrent ce seigneur, et malgré les instances de l’Évêque lui firent
inhumainement trancher la tête sur le grand marché.
L’infortuné Morialmé avait un fils naturel nommé Tristan, dont l’éducation s’était faite au milieu des bois. A une constitution
robuste, il joignait une taille avantageuse et élancée, et il possédait cette énergie dans les forces musculaires que l’on acquiert par l’exercice habituel de la chasse. La rudesse de son
caractère tenait de la sauvagerie de ses habitudes. Quoiqu’il fût plein de loyauté et même de grandeur d’âme, il n’obéissait guère qu’aux sentiments instinctifs de la nature. L’attachement qu’il
portait à son père était d’autant plus grand qu’aucune autre affection n’était encore venue s’y joindre. A la nouvelle de sa mort, il jura de le venger, et il le fit en déclarant la guerre au
genre humain. Les paisibles habitants de l’Entre-Sambre-et-Meuse en devinrent la victime.
Une bande de déserteurs, Français, Bourguignons et d’autres nations, s’étaient réunis pour exercer le plus affreux brigandage sur les
limites qui séparaient la province de Liège de la France, depuis Montcornet, Vervins et Neufchatel en Ardennes. Tristan se présenta à eux. Sa force extérieure et surtout son air intrépide le leur
firent choisir pour commandant. Son premier soin fut de se mettre en possession d’une place forte, qui leur servît de refuge au besoin et qui fût comme le quartier-général des brigandages qu’ils
se promettaient d’exercer en grand.
Vers les forêts de la Fagne et de la Thiérache, était un château nommé Bosnoü, Boesenove, ou Wasnade (on n’a pas pu découvrir la
localité précise où il était situé, ndlr). Tristan s’en empare facilement. Ayant organisé sa troupe et pouvant disposer de forces assez importantes pour porter ses incursions au loin, le jour des
Cendres 1434, il sortit de sa place d’armes avec trois cents cavaliers et vint surprendre Couvin, où l’on était sans défiance. Les habitants ne s’aperçurent de la présence des brigands qu’à la
lueur des flammes qui dévoraient plusieurs maisons, auxquelles ceux-ci avaient mis le feu. Ceux qui en eurent le loisir se réfugièrent dans le château avec ce qu’ils purent emporter de plus
précieux.
Tristan, après avoir pillé la ville, fit sommer le château de lui payer 1400 ducats pour se racheter de l’incendie. On ne pouvait
mieux faire, cette somme fut comptée ; après quoi les brigands se retirèrent, emmenant avec eux un riche butin et un petit nombre de prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvait Gilberte de Tilly,
qu’un sort malheureux avait empêchée de fuir au château et de se mettre sous la protection du grand bailli, qui en était le commandant et auquel elle était promise en mariage.
Après le départ de la bande de Tristan, lorsque le grand bailli eut appris qu’on lui enlevait sa maitresse, aidé de Gérard de Tilly, le père de Gilberte, d’Othon d’Aublain, et de tous les hommes qu’ils purent ramasser dans la banlieue, il se mit à la poursuite des ravisseurs, les atteignit près du village de Hanappe, et tomba sur eux avec tant de furie qu’il enfonça leurs rangs et les mit en fuite. Les brigands abandonnèrent le butin fait à Couvin ; mais les prisonniers avaient pris les devants ; ils ne purent être secourus, et furent conduits au château de Wasnade.
La malheureuse Gilberte, que l’un des ravisseurs tenait devant lui sur son cheval, arriva dans ce vieux donjon privée de tout sentiment. Lorsqu’elle reprit ses sens, elle se vit entourée d’hommes dont l’aspect féroce la fit trembler ; au milieu d’eux, elle aperçut un guerrier debout, armé de pied en cap, qui l’examinait. Sa visière était levée ; elle put voir à son air noble quoique farouche qu’il devait être le chef.
"Ayez pitié de moi, seigneur chevalier", s’écria Gilberte en s’élança,t pour se jeter à ses pieds.
"Rassurez-vous, aimable enfant", s’empressa de répondre Tristan : "il ne vous sera fait aucun mal si vous êtes docile à ce qui vous sera recommandé ; et j’en suis pleinement convaincu", ajouta-t-il d’une voix plus douce, "par la puissante impression que vos charmes produisent sur moi".
Alors se tournant vers ses compagnons, il leur dit : "Je prends cette jeune fille sous ma protection spéciale ; personne
autre que moi ou l’aumônier n’approchera d’elle, et si quelqu’un était assez téméraire pour oser enfeindre ma volonté, il le paierait de sa vie". Cela dit, il donna la main à Gilberte et la
conduisit dans une petite chambre de l’une des tours du château.
L’aumônier était un prêtre de l’ordre de Saint-François, nommé Robert, que le déréglement de ses moeurs avait porté à s’associer aux
brigands. Il leur disait régulièrement la messe, les confessait et les communiait ; mais hors de ces fonctions, il partageait leur vie licencieuse et les surpassait tous en
libertinage.
"Et puis y estoit ly plus apier (pire)
Leur capelain messire Robier" (1)
Gilberte ne le voyait entrer dans sa chambre qu’avec horreur ; il ne la visitait jamais sans l’engager à céder à l’amour qu’avait
pour elle sire Tristan de Morialmé, son puissant et glorieux maître ; et lorsque la pauvre captive lui représentait qu’elle se croyait liée à un autre par la promesse qu’elle avait faite
devant Dieu, il lui proposai de la relever de cette promesse ; il riait de ce qu’il appelait l’absurdité de ses préjugés et lui conseillait de ne pas plus respecter son serment qu’il ne
respectait lui-même sa robe et son cordon. La vue de Tristan, toute terrible qu’elle pouvait être pour la jeune personne, lui était moins odieuse que celle de ce moine dépravé.
Cependant le gouverneur du château de Couvin mettait tout en oeuvre pour délivrer Gilberte ; nuit et jour en campagne, il épiait
l’occasion d’exécuter son dessein, quand, tombant lui-même dans une embuscade, il fut pris avec trois de ses amis et conduit dans les cachots de Wasnade. Les deux amants se trouvèrent ainsi
réunis sous le même toit, sans qu’ils s’en doutassent.
Enhardi par le succès de ses entreprises à main armée, Tristan en conçut une plus importante encore. Instruit de la faiblesse de la
garnison de Thuin, il emporta cette ville d’un coup de main, s’empara du gouverneur, de sa famille et de deux gentilshommes, qui obtinrent leur liberté que par une forte rançon. De là il se
rabattit sur Han, Nalines, et sur les villages voisins qu’il pilla et rançonna.
Il retournait à Wasnade chargé de dépouilles, traînant avec lui 80 prisonniers, quand il fut rencontré par un corps de troupes
régulières accouru au secours de Thuin. Tristan le charge avec son intrépidité accoutumée, assomme les uns à coups de hache, en pourfend d’autres à coups d’épée ; mais enfin, accablé par le
nombre, il tombe lui-même frappé d’un coup mortel.
Les prisonniers furent délivrés ; ceux des brigands qui purent s’échapper rentrèrent à Wasnade ; la place était trop forte
pour que l’on osât les y poursuivre.
Le sort de Gilberte ne fut point amélioré. La mort de Tristan la délivrait, il est vrai, d’un amour qui la faisait frémir ; mais
la puissante autorité du chef l’avait fait entourer de respect jusqu’alors. Qu’allait-elle devenir maintenant au milieu de cette troupe de scélérats qui venaient de choisir, pour les commander,
Floridan, le plus féroce d’entre eux ?
"Nul en oublie n’en mettray.
Le capitaine premier nomray :
C’hest Floridas..." (1)
Heureusement elle vivait oubliée dans son donjon, ne recevant d’autre visite que celle du Franciscain, qui peut-être avait un intérêt
secret à faire laisser sa belle prisonnière dans l’oubli.
Les bandits de Wasnade n’étant plus retenus par aucune espèce de discipline, se mirent à dévaster tout le pays à la ronde, pillant les
voyageurs, entravant le commerce et les communications, au point que l’on n’osait plus traverser la contrée sans une forte escorte ; ils affectaient de braver toute justice et toute
autorité.
L’Évêque Heinsberg (du pays de Liège ndlr), sur les plaintes multipliées qui lui parvinrent, envoya le chevalier Gilles de Floyon avec
quelques troupes pour forcer ce repaire de voleurs ; mais ses forces étant insuffisantes, il fut contraint de renoncer à l’entreprise. Ce que voyant Heinsberg, il se décida à la tenter
lui-même ; à cet effet, il prescrivit à toutes le villes de la principauté de lui envoyer leur contingent de milice.
Le premier jour de mai 1436 (2), l’Évêque armé de toutes pièces se mit à tête de ses troupes, et suivit les bords de la Meuse jusqu’à
Dinant pour prendre ensuite la direction de Couvin. Après avoir traversé la grande forêt de la Thiérache, il divisa sa troupe en deux corps qui marchèrent au même but par des chemins différents.
Le 3, tous se rejoignirent devant Wasnade, qui fut entièrement cerné à l’heure de midi.
On commença d’abord par faire de profondes tranchées pour l’écoulement des eaux des fossés, que l’on combla ensuite avec des fascines.
Cela fait, le siège de la place fut poussé avec vigueur.
"Aprez ly dymenge et lundy,
Asseis visont grans et pety,
Par quele manieir et par quele guise,
Elle seroit gangnie et prise." (1)
Loin d’en être intimidés, les bandits, du haut de leurs murailles, accablaient les assaillants de toutes sortes d’invectives ;
ils se raillaient particulièrement des Dinantais, en les appelant de l’ancien sobriquet de compères, et ne cessant de leur crier : "copères, copères, jamais ne repasserois les bois".
(1)
Ces insolences stimulèrent la jeune milice liégeoise ; soutenue par les arbalétriers qui faisaient pleuvoir une nuée de traits
sur les brigands, elle gagna après de grandes difficultés le haut des remparts. Les assiégés, ayant perdu beaucoup de monde, se retirèrent dans une tour presque inexpugnable ; ils y furent
poursuivis avec une ardeur à laquelle il n’y avait point à résister : les portes furent brisées par la par la puissance du bélier.
"Adont véirent bin les laurons quel ne se povoient plus déffendre,
Et sy commenchant a creier,
Hahay ! par dieuw, nos no rendons,
Mains que ons nos preindre a ranchon;
Mains il ne atvint pas enssi,
Car tantost et sans merchi
I furent preins a volonté." (1)
On ne voulut entendre à aucun accomodement avec eux, et le 8 suivant, la garnison de Wasnade, réduite à trente-deux hommes, se rendit
à la merci des vainqueurs. Comme il n’y avait point de bourreau sur les lieux, Alexandre de Seraing, qui avait dirigé les opérations du siége, déclara que celui des prisonniers qui voudrait en
remplir l’office se racheterait de la potence. Parmi ces hommes couverts de crimes et de forfaits, il ne s’en trouva pas un qui voulût sauver sa vie en devenant le bourreau de ses camarades. Mais
l’aumônier était là ; il accepta l’horrible emploi et s’en acquitta avec un sang-froid atroce.
"Messir Robert leur chapelain
Qui les pendit tous de sa main..." (1)
Il n’en périt pas moins lui-même ; car lexécution finie, le sire de Seraing le fit lier à un arbre et brûler vif... "Adont fust
messire Robert loyez a une arbre et ardé en une buisson et mouut ensi a grant mechief" (1)
Dans le nombre des prisonniers délivrés à Wasnade, se trouvèrent dix Liégeois. Il est inutile de dire que Gilberte et son amant
étaient du nombre, et qu’ils ne tardèrent pas à revenir à Couvin, où le plus doux des noeuds leur fit bientôt oublier leur dure captivité.
Le château de Wasnade ou Bosnoü fut démoli de fond en comble, de manière qu’il est impossible de reconnaître aujourd’hui la moindre
trace de son existence.
Pour ne point laisser son ouvrage imparfait, l’Évêque se porta sur les châteaux de’Abigny et de Haut-Châtelet, succursales de la bande de Tristan de Morialmé, qu’il détruisit aussi complètement. Villers-devant-Mouzon se racheta d’un pareil sort par une forte somme, et sous la condition que son château serait démoli dans un espace de temps déterminé. Heinsberg repirt ensuite le chemin de Liège, où il arriva le 24 mai. En passant, ils s’arrêta devant Beauraing, qu’il purgea également des brigands qui y avaient fixé leur sejour.
(0) Dans : Promenades historiques dans le pays de Liége, Volume 1 (Jean Pierre Paul Bovy – P.J. Collardin, 1838.
(1) Chronique de Jean de Stavelot.
(2) Certains datent le départ le 17 avril, autres le 27 avril. La majorité désigne le 1 mai.