Souvenirs
par Monique Ortmans (Heusy)
« Terre-Adélie, qu’est-ce que c’est ? »
« Une terre antarctique, j’y suis resté comme matelot dix huit mois inoubliables, une terre au climat rude, une terre âpre et attachante ; et sa banquise, sa couleur, ses miroitements, ses exhalaisons… Vous comprenez ? Là bas, on vit par tous les pores de sa peau, vous me comprenez ? Un peu comme dans mon jardinet, après la pluie, quand mes capucines me faisaient un clin d’œil » ?
Jean-Bart est interloqué… Des capucines, rien à voir avec sa banquise !
Pourtant, il interroge :
« Votre jardinet, vos capucines… Je ne vois pas bien le rapport avec ma banquise… « C’est simple, pourtant ! dans le silence du soir, je fermais les yeux, la terre, ses senteurs, que c’était bon, j’ouvrais les yeux,… mes
capucines, je ne voyais qu’elles, leurs tons veloutés, parfois, une goutte d’eau comme un diamant… plus je les regardais, plus elles me souriaient… il faut du temps pour savourer. C’est
pareil pour la banquise ?
Cette fois-ci, Jean Bart est déboussolé, cette petite vieille, si petiote qu’un fifrelin de vent l’emporterait… Pourtant, il peaufine sa réponse :
« Vous m’y faites penser : les premiers jours, je croyais avoir tout vu, tout compris, … Ce n’est qu’après de longs mois que … »
« Oh, on nous appelle, le souper est servi, on continuera demain, vous voulez bien » ?
Et le lendemain, rebelote, comme les jours suivants d’ailleurs.
Les icebergs et les taupinières, le blizzard et les orages, les vers de terre et les pingouins manchots, les lombalgies et les cafards, jours après jours, Jean-Bart et Amélie exhument leurs souvenirs, ils se partagent leurs impressions, leurs sensations, ils ont tout leur temps pour expliquer, ils s’énervent parfois, se raccommodent. Jean-Bart gesticule, Amélie s’assoupit, il ronchonne, elle chantonne… souvent, ils sourient ensemble.
Les enfants d’Amélie et de Jean Bart observent les deux vieux, un sourire condescendant ; l’un apporte des chocolats, l’autre une plante verte, un autre encore un cache-nez tricté. Ils se sont repérés :
« C’est la fille du vieux, drôle de touche, tu ne trouves pas » ?
« T’as vu leur genre ! Mais d’où sortent-ils, ceux-là » ?
Les vieux, eux, sont en plein crescendo : plus ils se racontent, plus ils ont de choses à se raconter ! Des choses de tous les jours, gaies, impressionnantes, tendres, surannées, tristes, loufoques, éprouvantes, cocasses… Bref les choses qui ont fait leur vie…
Les enfants, eux, commencent à la trouver saumâtre !
Non seulement, ils ne sont plus accueillis à bras ouverts, mais encore ils se tourmentent, mettez-vous une minute à leur place… Et leur héritage… Et leur réputation…
Ce dimanche-là, par hasard, ils se retrouvent tous ensemble dans le grand salon.
Du côté des enfants, ça discute ferme.
Je cours comme un dératé et je les trouve en train de roucouler
Ma femme me fait interrompre mon bridge pour que je chaperonne ma belle-mère, c’est le monde à l’envers ! Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, mais qu’ils soient discrets! Mon dieu, vous pensez vraiment qu’ils ce grand escogriffe, ma pauvre petite mère. Le temps c’est de m’argent ils l’on oublié, ils planent tandis que nous, on est talonné par des délaies si on ne veut pas de faire jeter de vieilles chaussettes.
Et moi, je lui ai acheté une tablette, à mon père, je l’ai choisie dernier cri, je m’apprête à lui expliquer, et bien non, ça ne le branche pas ! Incroyable !
C’est un fameux ramdam, Jean Bart et Amélie assis côte à côte, voudraient, oui, ils voudraient tant leur dire, à leurs enfants, vous êtes nos trésors depuis toujours et pour toujours, mais nous il nous reste si peu de temps pour faire fleurir des capucines sur la banquise ! Les jeunes parlent si vite et si fort ça leur passe par-dessus de la tête aux deux vieux ils ne parviennent pas à placer leur mot. Résigné, Jean Bart prend la main d’Amélie qui se laisse aller tout contre son épaule. Les gros mots volent, les poings se lèvent, un véritable clash émaillé de croulant, ringard, obsolète, dinosaure, rétrograde…
Un ange passe… Mais… nos parents, où sont-ils ?
Les enfants regardent partout, ils les trouvent blottis l’un contre l’autre dans une énorme bulle de souvenirs, chamboulés, les enfants les entendent chanter :
Dansons la capucine
Les soucis c’est plus pour nous
C’est pour ceux qui turbinent
Et bon courage à vous !