Non, c'est non !

par Aline Liénard (Bruxelles)


Il y a longtemps de cela, au commencement des temps, le temps n’était qu’un rêve. Le serpent arc-en-ciel avait rêvé toute chose sur terre. En ce temps-là, le peuple des ancêtres campait dans le grand désert rouge. Ils faisaient tout ensemble : chasser le kangourou, cueillir les prunes sauvages, balayer le campement, et même mettre les bébés au monde. Un jour, on ne sait pas pourquoi (peut-être pour mieux régner), le serpent arc-en-ciel les a divisés. Il les a séparés en deux groupes. Aux hommes, il a donné la lance, le boomerang et la massue. Aux femmes, le bâton à fouiller la terre. Quelques ancêtres n’ont pas apprécié leur nouvelle condition. Ils, enfin elles, ont rétorqué « Ah non ! ». Alors pour les punir d’avoir osé riposter, le serpent les a transformées en pierres. Il les a fait taire à tout jamais. 

 

Lundi matin. 7 :30. Jeanine arrive à la résidence des Bégonias fleuris. Elle retire son imperméable, enfile son tablier rose. 8 heures. Jeanine entre dans la chambre de Monsieur d’Alembert. Puis tout s’enchaîne à une vitesse supersonique : la toilette des résidents, les repas, le nettoyage, la mise au lit. Dix-huit heures. Jeanine sort de la chambre de Monsieur d’Alembert. Sa journée est enfin terminée.

 

Mardi matin 7h30. Jeanine arrive à la résidence, retire son imperméable, enfile son tablier. Mercredi matin. Jeanine arrive à la résidence. Jeudi matin. Vendredi. C’est comme cela tous les jours de la semaine, toutes les semaines du mois, et tous les mois de l’année. Jeanine ne prend jamais de vacances. Sa vie est réglée comme du papier à musique. De temps en temps une fausse note fait grincer la machine : une critique de la directrice, un sarcasme de Monsieur d’Alembert, la main baladeuse d’un collègue. Jeanine rougit, ouvre la bouche pour riposter (respire comme un poisson hors de l’eau), et…ravale sa réplique. GLUP. Jeanine se dit que le silence vaut bien toutes les réponses.

 

Après sa journée de travail, Jeanine s’offre tout de même une petite escapade. Elle rentre chez elle à pied et s’arrête devant une agence de voyage. Elle regarde sa montre : elle dispose de trente secondes chrono pour s’évader. Jeanine s’envole vers la cité perdue du Machu Picchu, les temples d’Angor Vat, les îles du Pacifique. N’importe où pourvu que ce soit le plus loin possible de sa mère ! Jeanine habite encore chez sa mère. A la mort de son mari, sa mère lui a simplement dit.

 

- Si tu m’aimais vraiment tu viendrais habiter avec moi. Mais ne te sens surtout pas obligée ma chérie !

 

Jeanine n’a pas osé dire « non ». Elle a renoncé à son studio -petit mais douillet-, son chat si câlin et ses préférences alimentaires. Jeanine est, enfin était, végétarienne. Or sa mère est carnivore et n’en démord pas. En plus, c’est elle qui cuisine. Chaque soir, pendant le dîner, Jeanine est perdue. Elle redevient une petite fille égarée dans la grande forêt. Elle ne sait pas quel chemin prendre pour faire plaisir à sa maman, sans tomber dans la gueule du loup.

 

Aujourd’hui au menu : foie de veau compote.

- Tu n’aimes pas mon dîner ma chérie ?

 

Jeanine contemple son assiette d’un œil torve.

- Si tu ne manges pas ta viande, je n’aurai pas d’autre choix que de ne pas être déçue !

 

Jeanine baisse la tête, tente de dissimuler le morceau de foie sous une couche de compote de pommes. C’est alors qu’elle reçoit comme un coup de poignard. Elle lève les yeux. A chaque coup de fourchette de sa mère, une douleur aigue lui transperce le ventre.

 

- Allons ma chérie mange une bouchée pour me faire plaisir.

 

Jeanine ouvre la bouche pour protester… enfourne un morceau de foie, GLUP, l’avale sans mâcher.

 

Le lendemain, Jeanine s’arrête – trente seconde chrono- devant l’agence de voyage. Une des compagnies propose un circuit dans le désert australien. Sur l’affiche, les rochers sont rouges comme le sable qui les entoure. Le ciel est d’un bleu intense, aveuglant. Au pied de la colline un nuage de sable prend forme, tout petit d’abord, il grandit, grossit, tourbillonne. Jeanine entend les pierres murmurer : « euch, euch, euch ».

 

- Tu n’aimes pas ma langue chérie ? Je l’ai préparée avec amour tu sais. 

 

Jeanine se réveille. Elle est assise dans la salle à manger immuable de son enfance. Sur la table en formica : un plat garni d’une viande blanche et molle ; de la langue de bœuf. La fourchette maternelle embroche la chair de sa langue. Mille épines transpercent la langue de Jeanine. Elle court se réfugier dans la salle de bain. GLUP.

 

- Ma chérie qu’est-ce qui t’arrive ?  J’ai spécialement cuisiné pour toi ! Comment oses-tu me faire tant de peine !

 

Ce jour-là, Jeanine va dépasser les trente secondes chrono. Elle traverse la vitrine et l’affiche de l’agence de voyage. Elle entre dans le temps du rêve. Elle marche au pied du Mont sacré. Le sable tourbillonne autour d’elle. Elle avance. Le sable lui gifle le visage, elle avance. C’est alors qu’elle le voit surgissant de la tempête : le serpent arc-en-ciel. Il se dresse devant elle, la fixe de ses yeux jaunes. Il l’avalera puis la recrachera. Elle deviendra rocher parmi les rochers, pierre parmi les pierres. Jeanine avance droit vers le serpent. Le serpent siffle.

 

- Comment oses-tu me défffier ffffemme ?

 

TUT TUT TUT. La sonnerie du NOKIA ramène Jeanine au présent : un appel de sa mère. Jeanine se dépêche de rentrer. Quand elle arrive à la maison, sa mère est encore aux fourneaux. La table est mise avec la nappe fleurie, la vaisselle des grands jours et même des bougies. Mais oui ! Aujourd’hui c’est son anniversaire. Sa maman y a pensé. Elle lui a peut-être préparé son plat préféré : une tarte aux légumes ? Sa mère sort de la cuisine, dépose le rôti sur la table.

 

- Surprise !

 

Jeanine découvre alors… son propre corps dépecé, découpé, disposé en morceaux sanglants dans le grand plat Arcopal. Sa mère se trémousse.

 

- Alors ccccela te plait ma chérie ! Crois-moi, cccette viande est délicccieuse!

 

Sa mère se tortille. Ses bras, ses jambes, son corps se recouvrent d’une peau écailleuse. Le serpent ondule. Il se dresse, fixe Jeanine de ses yeux jaunes. Sa langue fendue frétille.

 

- Aies confffianccce, crois en moi.

 

Jeanine ouvre la bouche, respire (comme un poisson hors de l’eau) …

 

- Non Maman ! Je n’aime la viande ! Et non c’est non !

 

Jeanine va dans sa chambre de petite fille, fait sa valise, sort de la maison. Le tout lui aura pris trente secondes chrono. 

 

Avec l’héritage que lui a laissé son père, Jeanine est partie pour l’Australie. Elle a marché dans le désert rouge jusqu’au Mont Uluru. Le serpent est retourné à sa place : dans le ciel. On le voit encore aujourd’hui, mais seulement quand il pleut. En écoutant bien, on peut entendre les rochers murmurer : « euch, euch euch », ce qui dans la langue du rêve signifie : « non, non, non ! ».