Blanche et François

par Micheline Boland (Marcinelle)


Léonard hésite beaucoup avant de mettre son projet à exécution. Il est tiraillé entre des valeurs qui lui tiennent à cœur. D'un côté, il n'aime pas enfreindre les règlements, mais d'un autre côté il aime tellement apporter du bonheur aux gens qu'il côtoie. Léonard hésite, hésite des jours et des jours. Jusqu'à ce que lui reviennent en mémoire les mots de son grand-père : "Qui ne risque rien n'a rien. Il faut oser, fiston…" Et un jour Léonard ose. Et un jour, François rencontre le bonheur…

 

Ce jour-là, la porte est fermée et pourtant Léonard sait que  François désormais, l'unique occupant de la petite chambre ne cherchera plus jamais à s'en aller. Jusque-là, François a fait de timides essais pour fuir l'endroit : il s'est caché dans les douches, il a simulé un malaise pour être soigné à l'infirmerie, il s'est attardé dans la chapelle le jour de Noël. Il a aussi fait intervenir en sa faveur deux ou trois ténors du barreau.

 

Mais maintenant, il n'a plus besoin de trouver refuge ailleurs. Son cœur reste auprès de Blanche et il voudrait ne jamais la quitter. N'a-t-il pas là trouvé la plus merveilleuse amie qui soit ? Avec elle, il est enfin à l'abri de la mortelle solitude.

 

Parfois, il lui parle, à sa Blanche ! Il l'a prénommée Blanche, un nom prédestiné. Un nom qui lui est plus doux que la soie et plus tendre qu'un bourgeon, puisque c'est aussi celui de sa mère adorée.

 

Elle est entrée chez lui sans y être invitée. Elle l'a choisi, pense-t-il, entre des dizaines d'autres. Il a croisé les yeux de Blanche pareils à deux petites perles noires et il y a lu tout l'amour du monde. Alors il s'est mis à la caresser, la caresser longuement de son index qu'il a réchauffé en le posant quelques instants sur le radiateur. Elle a semblé apprécier et le lui a fait comprendre en couinant doucement. Puis, il lui a offert une friandise au creux de sa main : un petit morceau de fromage fondu. Elle a dégusté avec plaisir… Il s'est couché sur son lit et elle s'est nichée près de son cœur. Entre eux, cela fut un véritable coup de foudre.

 

Ils ont pris leurs habitudes. Selon son humeur, il lui chante "Toi ma petite folie…", "La vie en rose", " Ma plus belle histoire d'amour ", "Les mots bleus", "Que serais-je sans toi ?". Il chante si bien que le silence se fait dans tout l'étage. Une ambiance feutrée règne ainsi… Chacun repense à ses amours enfuies ou présentes, chacun rêve. Des yeux deviennent humides, des joues rougissent, des mentons tremblent…

 

Plus jamais François ne crie, ne s'énerve, ne critique la cuisine, ne se fâche. Il est devenu tolérant, pacifique, souriant et tout à fait charmant.

 

Il dessine Blanche sans jamais se lasser. Dans un carnet, il décrit ses mouvements, ses réactions, ses balancements.

 

C'est un si grand amour ! Il ne vient à l'idée de personne de s'en moquer ne serait-ce qu'à demi-mot.

 

François veut demander pardon à Blanche pour toutes les bêtises qu'il a commises et qu'il l'empêche de vivre avec elle dans une totale liberté. "Ne me quitte pas d'une semelle, ma douce", dit François quand il range ou fait sa toilette au lavabo. "J'ai tellement peur de te perdre."

 

Les jours filent.

 

Plus de mille jours filent. Blanche meurt et Léonard qui, derrière le judas, assiste à ses derniers moments, a tôt fait de la remplacer comme cela a été convenu avec le directeur. Heureusement, François dort et l'opération est facile.

 

Hé oui, Léonard a bien dû avouer au directeur qu'il a enfreint la règle pour adoucir la vie de François ! Il a évidemment eu peur de perdre son emploi, mais il ne pouvait renier ce qu'il avait osé faire. Renier n'était-ce pas se renier lui-même, renoncer à cette audace qui l'anime parfois ? Enfin, bref, tout s'est passé le mieux du monde pour Léonard.

 

Le lendemain du remplacement de Blanche, François s'aperçoit de différences mineures : un peu de jaune dans l'œil gauche, une petite tache plus foncée sous l'oreille droite. Bizarrement, elle est devenue moins friande de chocolat, elle apprécie davantage les câlins sur le dos que sur le ventre, elle se plaît à se dandiner quand il chante. "Tu changes, Blanche", fait-il. "Moi aussi je change, mes cheveux grisonnent, ma peau se ride…", remarque-t-il, comme pour s'excuser de son audace. Ses yeux voient, mais il se refuse à admettre l'évidence. Cela lui serait trop pénible !

 

Plus de deux mille jours s'écoulent. La porte s'ouvre…

 

François vient de passer près de neuf ans en prison sans jamais s'imaginer que quatre souris blanches se sont relayées près de lui. Toutes tellement adorables et parfaites. Toutes patiemment apprivoisées par Léonard.

 

François sort avec sa dernière compagne. C'est dans le petit studio que sa mère a préparé qu'il trouvera un délicieux nid pour Blanche et pour lui. Il a oublié le mal qui le rongeait : cette violence qui l'a poussé un jour à tuer. Il s'est pardonné, il a pardonné aux autres.

 

Quant à Léonard, il a décidé de répéter l'opération avec un autre prisonnier, un dur à cuire au cœur tendre, comme François.